Matisse, peintre du noir ?

Lorsque l’on pense à la peinture de Matisse, on pense tout de suite à la couleur. Les agencements de verts et de roses, de rouges et de jaunes, les fameux nus bleus. Mais le noir ? Non. Ce n’est pas cela qui nous vient en premier.

Pourtant, en 1946, c’est bien sur le conseil de Matisse que le collectionneur et galeriste Aimé Maeght décide de faire une exposition revendiquant le postulat suivant : « le noir est une couleur ».  

 

Lorette dans une robe verte sur un fond noir — Henri Matisse (1916)



Le noir est une couleur ?



Le noir serait une couleur ? une vraie couleur ? Quelque chose lié à la lumière donc, et non à l’obscurité ? Pourtant, les traités de peinture que Matisse a étudié dans sa jeunesse sont formels : « Dégagé de toute nuance, et à l’état pur, le noir n’est pas plus une couleur que le blanc […]. De toute manière, le blanc et le noir ne doivent paraître dans la peinture qu’à toutes petites doses, le noir surtout qui, plutôt que d’être étendu sur un grand espace, sera réparti et répété sur des espaces étroits, quand il s’agira de mettre des sourdines à un tableau lugubre ». (1)

Dans un premier temps Matisse s’en tient à ces règles, et révolutionne la peinture avec la palette flamboyante des Fauves. Mais rapidement, il se passionne pour la dernière couleur qui lui résiste encore : le noir. 



Le noir comme lumière



« Vous clignez des yeux, et c’est ainsi que, 7 à 8 fois par minute, le noir intérieur vient donner sens à l’orgie colorée » — H. Matisse 



Matisse commence par essayer de maintenir le noir face aux autres couleurs de sa palette pour l’intégrer à son vocabulaire ornemental, comme on peut le voir dans la toile Tapis rouges de 1906. Il s’en sert parfois aussi pour cerner certaines figures. Mais c’est en 1914 qu’il pousse son expérimentation le plus loin, avec la Porte-fenêtre à Collioure. Dans cette toile qui représentait à l’origine la vue sur la mer depuis la porte-fenêtre de son appartement, Matisse a choisi de recouvrir le paysage par une épaisse couche de noir. La toile devient alors une composition aux portes de l’abstraction. Pourtant, ce que Matisse cherche dans cette expérience, ce n’est pas la disparition du sujet mais une nouvelle appréhension de la lumière. Ce fameux noir intérieur. Ce noir que nous voyons lorsque nous fermons les yeux après avoir été éblouis. Un noir lumineux, chaud et intense.





Le noir spirituel 



Dans le second portrait que Matisse réalisera d’Auguste Pellerin en 1916, il représente son mécène tel une sorte d’idole, son crâne rond formant comme une auréole et son visage statique rappelant celui des masques africains ou des icônes byzantines. Le collectionneur porte une veste noire, un peu terne, sur laquelle le point rouge de la légion d’honneur saute aux yeux par la différence d’intensité des couleurs. La veste se distingue aussi magnifiquement du noir de l’arrière-plan, qui lui, est d’une intensité lumineuse extraordinaire. Matisse dote ce fond noir de la même puissance visuelle que l’or. 

Auguste Pellerin nous apparait alors, comme le saint d’une icône byzantine, se dégageant sur un fond doré, un fond de lumière symbolisant le monde spirituel. 



Le noir est une couleur, et bien plus encore…



Dans La Tristesse du roi, une de ses toutes dernières œuvres, réalisées en 1952, soit 2 ans avant sa mort, Matisse nous montre un vieux roi, voulant s’étourdir une dernière fois dans l’ivresse de la musique et du désir sensuel. Mais déjà, le vieux monarque tombe en arrière, il penche vers un carré noir dans l’angle supérieur gauche de la toile. Ce carré, comme toujours chez Matisse, c’est une fenêtre. Mais ici, plus de mer, plus de palmier, plus de paysage méditerranéen. Ce noir est celui de l’au-delà, mais non de la mort. Ce n’est pas le noir de la fin, celui ou tout s’arrête, c’est au contraire un noir de lumière un noir spirituel. Le noir de ce qui existe au-delà de la vision. Un noir qui aux yeux du spectateur est autant une couleur chaude que le rose, le bleu ou le vert que l’on trouve dans cette composition. Un noir tellement beau que l’on ne se rend même pas compte… que Matisse peint en noir.


1. Blanc Charles, Grammaire des arts du dessin, édition établie par Claire Barbillon, Paris, ENSBA, 2000, p. 535/ 536.

— Amélie Sabatier pour Artemisia

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